10ème séjour (2013/2014)

 

Dixième séjour en Birmanie

(19 déc 2013 – 8 jan 2014)

 

 

 

Avertissement à l’adresse des personnes qui s’étonneraient de la prépondérance du fait religieux chez celles et ceux que nous côtoyons au cours de nos séjours : nous ne recherchons en aucun cas à nous tourner en priorité vers des religieux. Il se trouve cependant  que l’élément religieux est pour ainsi dire omniprésent en Asie du Sud-Est, et tout particulièrement  en Birmanie où la notion de laïcité est inconnue. Ne tombons pas dans une sorte de bigoterie anticléricale ; ce serait faire preuve d’une étroitesse d’esprit qui serait contre-productive et  ne mènerait nulle part. Chacun en Birmanie se définit par son appartenance religieuse,  ainsi que nous le verrons lorsque nous évoquerons la grande fête  multi-religieuse au monastère de Si-Kar, correspondant à la veillée de la Saint-Sylvestre. Même le Dr Kyaw Htin, président de l’association « The Light of Asia », que l’on qualifierait chez nous de tout à fait laïque, nous a confié que c’est grâce à ses excellentes relations avec le moine supérieur du monastère  qu’il a pu avoir les mains libres pour l’acquisition à un prix préférentiel du terrain où s’est bâti le centre médical, et qu’il a été relativement épargné par la surveillance sourcilleuse des commissaires du peuple car il bénéficiait de la bienveillance active des moines. D’une manière générale, les institutions religieuses, de quelque dénomination à laquelle elles appartiennent, pallient la carence de l’Etat dans le domaine éducatif, comme nous avons pu le constater en maints endroits, notamment dans le monastère bouddhiste de  Shwe Pyi Tha, dans le quartier de Hlaing Tha Ya, banlieue Nord-Est de Rangoun. En plus d’une formation religieuse spécifique pour ceux qui se destinent à la vie monacale, tous les jeunes garçons y reçoivent  un  enseignement  général.  Au début  mai 2008,  le cyclone Nargis  avait emporté l’école bâtie en matériaux légers.  Nous avons eu le plaisir de lire sur la façade de la belle bâtisse en dur que la nouvelle école  avait été reconstruite grâce à un don de l’Etat français (les contribuables apprécieront  selon leur point de vue).

 

La démocratisation

 

Quels sont les réels progrès de la démocratie ces dernières années ? On nous répète à l’envi que la censure a disparu, qu’on peut critiquer ouvertement le gouvernement sans prendre de risques, que des contingents de prisonniers politiques sont régulièrement relâchés, sans qu’on puisse expliquer le passage de camions mal bâchés qui laissent entrevoir des têtes juvéniles serrées les unes contre les autres, convois rappelant funestement des images chez nous, parmi les plus sombres d’un passé encore pas si lointain.

Figurant au nombre des prisonniers amnistiés figure Ashin Wirathu, moine bouddhiste notoire de Mandalay, qui prône ouvertement l’apartheid entre la majorité bouddhiste et la minorité musulmane (environ quatre pour cent de la population). Ce bonze du crime bénéficie actuellement du soutien des autorités : condamné en 2003 à vingt-cinq ans de prison pour incitation à la haine, puis libéré en 2010,  il est directement responsable d’une série de pogroms, comme en mars dernier à Meiktila (au nord de Mandalay), lorsqu’à la suite de ses harangues, quarante-cinq musulmans ont été passés par le sabre ou brûlés vifs, et leurs quartiers rasés.

Certes , les portraits d’Aung Sann Su Kye ont fleuri un peu partout sur les devantures des sièges sociaux de son parti « La Ligue pour la démocratie », dans les bars et restaurants, souvent aux côtés du Général Aung Sann, à la fois son père biologique et père de l’indépendance birmane.

Pour les touristes, les tracasseries s’espacent, l’atmosphère se détend ; ils peuvent le plus normalement du monde s’offrir des t-shirts figurant la Dame de Rangoun en compagnie du Président Obama, joue contre joue, l’air béatement heureux,  tels de jeunes mariés. Hors des axes touristiques cependant, les anciennes habitudes prévalent encore : c’est ainsi que nous trouvant dans une bourgade sur une île du delta (dans une zone où nous avons plus tard aperçu nuitamment un minuscule  crocodile),  nous avons été laborieusement interrogés à la sortie d’un estaminet par les représentants locaux de l’ordre public. Nos passeports ont été minutieusement épluchés dans tous les sens, d’autant plus que les trois hommes en uniforme peinaient manifestement à découvrir nos « hiéroglyphes ».  A tous les trois ils ne totalisaient pas dix mots d’anglais. Ces sbires n’avaient pas du tout l’air satisfaits de leur prise lorsqu’ils se sont finalement éloignés de nous ; rien d’étonnant qu’ils soient revenus à la charge, quelques minutes plus tard, alors que nous badions devant l’étal d’une quincaillerie. Cette fois-ci, ils s’étaient fait accompagner d’un interprète au visage franc et jovial, les dents écarlates rongées par la mastication régulière de bétel. Nos explications s’efforçaient de paraître limpides. De plus, signe rassurant : nous sentions bien que l’interprète faisait de son mieux pour rendre notre présence anodine. Apparemment  satisfaits cette fois-ci des clarifications obtenues grâce à l’homme providentiel, nous avons été relâchés malgré une certaine inquiétude qui se lisait sur leur visage : « Mais que diantre sont-ils venus faire dans ce trou perdu ? »

Nous avons pu mesurer les limites des nouvelles libertés  lorsque nous avons essayé de visiter le campus de l’Université de Pathein. Malgré l’assistance de Benjamin, il nous a été expliqué que les enseignants, étant en réunion,  n’étaient pas disponibles. Quant à l’Université de Rangoun (récemment  rouverte),  nous  avons  bien pénétré dans le campus en compagnie d’une enseignante en zoologie rencontrée  par hasard, mais à la demande de Pat qui souhaitait engager une conversation avec un enseignant en mathématiques, il nous a été répondu que tout le département était en réunion.  Il semblerait que les institutions universitaires birmanes n’aient pas non plus été épargnées  par la maladie (si courante sous nos climats dans le milieu enseignant)  de  réunionite aiguë.  Il y a peu de temps cependant, le Président  Obama a eu plus de chance que nous, mais peut-être avait-il fait une demande officielle  de visite, en bonne et due forme,  avant d’entreprendre son voyage en Birmanie…

Dans le domaine des transports, l’état des routes s’est amélioré,  surtout celles qui ont été réaménagées par la Chinois soucieux de s’assurer un acheminement  rapide du poisson en provenance des ports du golfe du Bengale, et destiné à approvisionner la province du Yunnan, dénuée d’accès à la mer.

La sourde  colonisation économique chinoise, chaque année plus visible, a conduit les autorités à solliciter des investissements étrangers, notamment de l’Union européenne. La mainmise chinoise commence à inquiéter sérieusement le gouvernement ; le temps n’est plus où les Etats-Unis étaient perçus dans les milieux officiels comme l’incarnation du Diable, où les généraux au pouvoir, dans leurs délires obsessionnels,  bâtissaient à 400 km vers le nord une nouvelle capitale sous terre, à l’abri d’éventuels bombardements de l’aviation américaine.  Actuellement, dans sa recherche de ménager un certain équilibre des forces,  le gouvernement voit plutôt d’un bon œil la construction discrète d’une base militaire navale américaine dans le delta.

Dans l’ensemble, on ne peut nier que la timide démocratisation a insufflé une atmosphère plus détendue,  si l’on excepte les régions où subsistent des tensions raciales. Espérons que les élections générales prévues pour l’an prochain iront dans le bon sens ; elles devraient se dérouler sous le contrôle de représentants de l’ONU. Pour l’heure, si l’on peut se féliciter d’avancées politiques, les progrès sociaux se font cruellement attendre. Les plus malins s’enrichissent  toujours davantage, alors que la grande masse de la population est réduite à l’état déplorable de laissés-pour-compte.

 

Compte rendu du soutien humanitaire

(au nom de l’association « Médecine, Aide et Présence)

 

          N’oublions pas de garder la mesure : ce n’est pas par la dimension de notre soutien financier que nous redresserons la situation des laissés-pour-compte en Birmanie. Mais grâce à notre parenté, nos amis et connaissances,  ainsi qu’ à l’apport financier de MAP, nous poursuivons notre soutien à l’association « Irrawaddy Homeland » par l’intermédiaire du Père Benjamin Eishu (domaine éducatif) dans le delta, à l’association « The Light of Asia », à travers le Dr Kyaw Htin (domaine médical et construction d’une école pour orphelines) près de Mandalay, ainsi qu’à Sœur Thérèse (foyer pour enfants déshéritées) à Lashio, en pays shan (voir plus loin).

               

Comptabilité des versements effectués en janvier 2014

 

                Association « Irrawaddy Homeland »              1 000  €  +   300  US $

                                     (un chèque complémentaire sera envoyé en février)

                Association « The Light of Asia »                      4 000  €   +  100  US $

               Soeur Thérèse Ling                                                250 €

                     (afin de  couvrir les frais d’études de Lucy,  parrainage de Dominique Mandrilly )

 

 

 Nouvelles des lieux de soutien

 

Irrawaddy Homeland

 

Le contrat de trois ans entre l’ONG milanaise AVSI et l’association locale  « Irrawaddy Homeland » étant arrivé à son terme, les habitants de la brousse  bénéficient  désormais d’un bâtiment équipé pour la production de riz, leurs enfants d’une école forte de dix enseignants et  de deux pensionnats, l’un pour garçons, l’autre pour filles.

Le pensionnat de Myaungmya étant devenu presque auto-suffisant grâce à l’élevage et  la vente de porcins, la contribution de MAP sera répartie cette année de la manière suivante : un quart de la somme versée sera utilisée pour équilibrer le budget  du pensionnat ;  les trois-quarts restants couvriront les frais d’études des 25 étudiants séjournant au foyer près de l’Université de Pathein (sur les 21 étudiants inscrits l’an passé, 19 ont réussi leurs examens).

 

The Light of Asia

 

Nous avons eu le plaisir de constater que l’ambulance acquise il y a trois ans s’avère d’une grande utilité pour toute la population de la région, étant la seule fonctionnant sur un rayon d’une soixantaine de kilomètres.

 Le chèque de cette année contribue à la construction en dur de l’orphelinat tout proche auquel il ne manque plus que l’installation des portes  et  fenêtres, ainsi que de l’équipement intérieur.

Quant au centre médical,  une salle d’accouchement  ayant été prévue dans le grand bâtiment érigé il y a quatre ans, nous avons suggéré que notre prochaine contribution concerne en priorité l’acquisition du  matériel nécessaire aux besoins des soins d’obstétrique.

 

Le foyer catholique de Lashio

 

 

Sœur Thérèse Ling  a été mutée au couvent qui abrite l’orphelinat de fillettes à Lashio, ville située  à l’est de Mandalay, sur la « Burma Road » (cinq heures en autocar de Si Kar, douze heures en train). Quatre jeunes filles restées au couvent Saint-Joseph de Mawlamyine  (sous la responsabilité de Sœur Thérèse jusqu’à l’année dernière), rejoindront leur nouveau foyer ce printemps, dont l’étudiante parrainée par Dominique Mandrilly. Les conditions à Lashio, en pays shan, sont encore beaucoup plus éprouvantes en raison du type d’agriculture qui y prévaut et conditionne négativement la vie paysanne (culture du pavot), tout comme l’état  d’insurrection permanente à l’encontre du gouvernement central issu de l’ethnie majoritaire. Il n’est donc pas surprenant pour Sœur Thérèse d’avoir affaire à plusieurs cas particulièrement inquiétants : des enfants complètement abandonnées alors que la mère purge une longue peine d’emprisonnement pour trafic de drogue, et que le père est  parti guerroyer aux côtés de l’armée rebelle. Sœur Thérèse nous confie qu’il n’est pas rare de trouver des doses d’opium dans les poches de certaines  fillettes, ce dont elle s’empresse de se débarrasser afin de ne pas courir le risque de poursuites policières sans pitié.

Nous mesurons l’état désastreux de la situation sociale dans cette province rebelle lorsque nous apprenons que les porteurs du virus du sida ont tendance à vendre leurs propres médicaments afin d’acheter de quoi manger à leur famille. Inutile de pérorer sur la gravité des conséquences dues à l’ignorance. Sœur Thérèse avoue son incapacité à conseiller utilement les personnes qui font appel à son aide ; il faudrait, nous dit-elle, que le personnel du couvent puisse à tour de rôle suivre un stage qui lui permettrait d’informer les personnes infectées sur l’importance du traitement disponible, et comment s’y conformer. Certes, une équipe de « Médecins sans frontières » est active au sein de la jungle, dans la lutte à la fois contre le paludisme et le sida, mais elle est implantée plus au nord du pays, dans une zone très difficile d’accès.

L’association française « Enfants du Mékong » étudie actuellement le projet d’installation d’une citerne qui permettrait d’approvisionner le couvent en eau potable pendant la saison estivale, période à laquelle le puits est asséché. Par ailleurs, Sœur Thérèse nous fait part des inconvénients quotidiens auxquels font face les quarante-trois pensionnaires, surtout en début de matinée en raison du caractère dérisoire des sanitaires, le foyer ne disposant que de trois cabinets de toilettes, avec comme conséquence fâcheuse le fait que les fillettes ne parviennent pas à se rendre à l’école à l’heure en raison des files d’attente interminables devant les toilettes.

Il semblerait que lors de notre prochain séjour nous serions à même de financer l’installation de deux cuvettes de WC reliées à une fosse septique.

 

 

 

En appendice           Les trottoirs de Rangoun

Le séjour en Birmanie, qui vient de se terminer, s’est révélé  tout à fait satisfaisant, et même à plusieurs égards, exaltant. Voici cependant une première impression évoquant les trottoirs de Rangoun qui sont loin d’être  un long ruban tranquille et monotone. Par bonheur, nous avons réussi à déjouer les pièges intrinsèques à ces lieux (ailleurs, comme chacun sait, prévus pour les piétons) étonnants auxquels il manque par ci – par là des dalles, laissant des trous béants, parfois profonds, où l’on court le risque de disparaître jusqu’à plusieurs mètres au-dessous du niveau du sol. Malheureusement  pour Pat, notre compagnon venu d’Alaska, arrivé un jour avant nous, il s’est étalé de tout son long dans le caniveau pour ne pas avoir remarqué l’anfractuosité d’une dalle de béton. La réception par terre a certes été brutale, n’ayant pas été amortie par les eaux usées (et à jamais stagnantes) des égouts municipaux, mais au moins est-il resté au sec ! Reconnaissons qu’il a pu être correctement désinfecté quant à sa large plaie à l’avant-bras, dans une clinique de quartier, et prié de prendre des médicaments adéquats. Nous avons bien suivi l’évolution de la cicatrisation, et actuellement la plaie est entièrement cicatrisée. Pat nous a assurés qu’une fois dans le caniveau, il n’a même pas eu la présence d’esprit  de méditer sur la pertinence de l’aphorisme d’Oscar Wilde selon lequel « we are all in the gutter, but some of us are looking at the stars ». L’occasion aurait pourtant été propice puisque la nuit formait un immense dôme étoilé ; de surcroît, un net croissant de lune s’élevait déjà au-dessus de la ligne d’horizon. Mais Pat n’a eu qu’une idée : se relever sans tarder pour s’assurer que rien n’était cassé, et se sortir au plus vite de cette posture peu élégante.

                Fort de cet incident, chacun d’entre nous  s’est régulièrement  muni de sa lampe de poche, ne serait-ce que pour être visible des automobilistes car l’usage des trottoirs est le plus souvent impossible aux piétons qui doivent  affronter toutes sortes d’obstacles, temporaires ou à demeure, tels que plantations, terrasses d’estaminets, constructions sauvages, rangées de motos à vendre, enchevêtrements de véhicules de toutes dimensions, voire d’épaves déjà anciennes…

                Mais on s’habitue à tout, même si se déplacer à pied en ville s’apparente parfois au parcours du combattant ! Si le confort en pâtit, le pittoresque n’en est jamais de reste.

 Une ultra scintillante pagode

La veille de Noël, Benjamin nous a emmenés découvrir l’ancienne partie de Myaungmya, près de laquelle un homme d’affaires de  41 ans est en train de se faire construire un complexe religieux  gigantesque. Ses revenus s'élevant, selon certains dires, à sept kilogrammes et demi d’or par jour, lui  permettent de financer cette entreprise mégalomaniaque, tout en lui assurant ainsi un chemin plus direct et sans embûches vers le tant désiré nirvana.  Son passé trouble, se confondant avec la rapacité  généralisée  caractéristique de  la junte précédemment au pouvoir, se doit d’être blanchi au plus tôt à l’aune de l’or généreusement éclaboussé sur les toits et façades de la pagode principale (à laquelle il manque encore 30 cm pour égaler en hauteur la fameuse pagode Shwedagon à Rangoun), tout comme sur les  innombrables stoupas et offertoires qui jonchent la brousse alentour.

                A la fois ego surdimensionné  flatté et conduite inique rachetée par une générosité habilement calculée, quoi de plus rassurant ? Dans l’esprit de ce « visionnaire » au cœur cousu d’or, la pagode Shwedagon aurait  fait son temps (incidemment, l’Europe a bien été le témoin, à une certaine époque, de l’efficacité du système des Indulgences  puisqu’il n’est un secret pour personne que l’espoir du salut éternel s’est alors concrétisé par l’érection de la plus grande basilique de la chrétienté où les ors non plus n’ont pas fait défaut). De même, dans ce coin de l’immense delta birman encore éloigné des sentiers battus, la foi indéfectible d’un seul homme enivré par ses succès financiers se concrétise par une avalanche d’éblouissantes pépites dorées. Selon ses proches, ce « mécène »  savoure la pensée de pouvoir faire jaillir de terre la plus éclatante des pagodes du Sud-Est  asiatique, conçue pour honorer (à nos yeux) avec un faste  indécent  l’avènement imminent du prochain roi karen.

                Revanche de l’Histoire et consécration suprême : un des peuples les plus bafoués du pays connaîtra ainsi la fierté d’être jalousé par les autres ethnies. Il fera l’objet de toutes les convoitises ainsi que des admirations infinies, et lui, l’obscur homme d’affaires de cette ethnie si mal aimée, caracolera au premier rang des courtisans du grand monarque qui aura claironné des lendemains qui chantent. Par malheur pour cet ultra-fervent bouddhiste, il ne semble pas qu’il soit au bout de ses soucis, ni que son ego soit épargné par les assauts d’un encore plus énorme ego. Dans un avenir assez proche, il lui faudra subir les outrages d’un  plus insolent que lui, et par voie de conséquence, il devra beaucoup souffrir avant d’entrevoir le tant convoité nirvana : il se murmure en effet dans les pagodes alentour qu’un autre individu suprêmement  présomptueux caresse l’idée, une fois la pagode principale achevée, de la coiffer d’une encore plus ample pagode destinée à faire ombrage à celle qui est actuellement en construction (sans aucun appui sur elle, nous a-t-on précisé) . La nouvelle pagode surpassera  en hauteur et en orgueil tous les édifices religieux du subcontinent asiatique.

                Décidemment, si nous en doutions toujours, nous aurions ici la preuve concrète que la démesure est sans limites. L’attrait irrésistible de projets mégalomaniaques a comme effet  pervers de détourner certains « fidèles » de l’essence même d’une religion généralement respectée pour son aptitude à prémunir les êtres humains des vaines passions terrestres.

Un monastère modèle

Cela nous fait chaud au coeur de pouvoir terminer sur une note positive qui,  à nos yeux,  rachète les quelques exemples de faste aveuglant et d’intolérance si peu en accord avec l’éthique traditionnelle bouddhiste. Comme chaque année, notre arrivée au village de Si-Kar correspondait avec l’anniversaire de la fondation de l’association « The Light of Asia » et la création du centre médical au cœur du village. C’est chaque fois  l’occasion pour le moine en charge du monastère bouddhiste d’organiser une fête à la fois joyeuse et porteuse d’espérance.

A l’approche de la cour intérieure,  nous sommes envahis par ce qui pourrait évoquer les flonflons d’une fête foraine, en l’occurrence d’un monastère en folie ! Mais il s’agit de tout autre chose. Nous découvrons d’abord les prêtres hindous qui glorifient leurs divinités à tue-tête, leurs exultations amplifiées  par des instruments tambourinant au maximum de leur puissance. Chaque délégation délivre son credo, néanmoins édulcoré par des déclarations d’universalité,  messages de bonne volonté et promesses d’entente avec les autres communautés religieuses qui composent le pays. Aucune divinité,  sous ses différentes  appellations, n’est passée sous silence : de vibrants hommages célèbrent à leur tour Krishna, Yahvé, Dieu, Allah. Par moments, l’exaltation de certains officiants semblait s’apparenter aux divagations de nos plus excentriques rappeurs ;  mais restons humbles : notre perception erronée  n’était certainement que le fruit de notre ignorance des parlers vernaculaires de ce pays aux multiples idiomes. La petite communauté bahaïe n’a pas non plus été oubliée ; sa prédication est certes un tant soit peu austère au regard des flamboiements des plus exaltés, dont font partie les chrétiens venus de Mandalay,  représentés par des baptistes qui s’époumonent, à la grande joie de toute l’assistance. Mais quelle que soit la performance, tout le monde applaudit tout le monde, dans un commun élan de ferveur et de fraternité.

Le côté festif mis à part, la portée d’un tel divertissement populaire, confirmée par de fréquents événements au fil de l’année, ne laisse pas de place à l’ambiguïté : depuis plusieurs années, et cela d’une manière de plus en plus manifeste, ce  monastère constitue un véritable creuset  où  fourmillent les idées modernes qui vont dans le sens de la réconciliation nationale et de la démocratie à bâtir. Cette insistance sur la tolérance religieuse arrive à point nommé, à la suite des tensions poussées jusqu’à une extrême cruauté, d’où l’éclosion de pogroms perpétrés contre les Rohinghas, population apatride de l’Arakan, province à l’ouest du pays. Aux dernières nouvelles, les tensions semblent se calmer, même si l’ancienne équipe militaire au pouvoir s’est  cyniquement réjouie des affrontements qu’elle aurait, selon certains analystes, elle-même provoqués.

 

Michel Martiny, février 2014      (martinylisbeth@yahoo.fr)